Si l’érotisme n’est pas revendiqué par le surréalisme à ses débuts, il est indissociable de la sélection de livres présentés dans l’exposition – hormis Le Frère mendiant, le récit de voyage qu’un moine du XVIe siècle effectua en Afrique, un texte retrouvé par Iliazd, l’un des grands maîtres du livre illustré moderne, et sobrement illustré par Picasso. Composante d’abord voilée dans la définition de la « beauté convulsive » qu’André Breton donne dans L’Amour fou, puis intrinsèquement liée à la fabrication d’objets, la notion d’érotisme, revendiquée comme la synthèse de l’amour et de la sexualité, apparaît tardivement. Robert Desnos en donne une première définition dans De l’érotisme : Considéré dans ses manifestations écrites et du point de vue de l’esprit moderne : « tout ce qui se rapporte à l’amour pour l’évoquer, le provoquer, l’exprimer, le satisfaire, etc. » Mais ce court essai, écrit à la demande du collectionneur Jacques Doucet en 1923, n’a qu’un seul lecteur à l’époque et n’est publié qu’en 1953. À l’occasion de l’Exposition Internationale du Surréalisme de Paris, qui a lieu à la galerie des Beaux-Arts en 1938, est publié le Dictionnaire abrégé du surréalisme, écrit par André Breton et Paul Éluard. Les définitions reprennent des citations déjà existantes, mais quand elles viennent à manquer, les auteurs se livrent à un jeu de questions-réponses : « Qu’est-ce que… ? – C’est… » Les réponses sont fournies en toute ignorance des questions, et vice-versa. Ainsi naît une nouvelle définition : « Érotisme : Cérémonie fastueuse dans un souterrain ». L’érotisme rejoint désormais les valeurs fondamentales du surréalisme.
L’avènement de cette cérémonie inaugure avec faste une recherche conduite à travers bien des dédales de souterrains, et dont le livre illustré est un sillon fécond. L’investigation du désir et de ses nombreuses formes suit l’exploration de l’imagination et de l’inconscient à la poursuite d’une vérité brute de l’être, capable de révéler une nudité des âmes autant que des corps. Ainsi la poésie, le désir et l’imaginaire, pris ensemble dans une même quête d’absolu, allaient formuler ensemble une aspiration moderne à l’érotisme.
L’objet désiré…
Mais quel sujet désirant fixe le souvenir de l’objet désiré ? De quel nu parle-t-on ? Représenté par qui ? Dans la majeure partie des cas, il va sans dire qu’il s’agit d’hommes représentant – écrivant, dessinant, photographiant – des corps de femmes nues.
À bien des égards toutefois, Joyce Mansour fait figure d’exception. Débarquée d’Angleterre et d’Égypte en France avec éclat, et dans la littérature surréaliste avec fracas, Mansour proclame un furieux langage du corps désirant. Jules César est le premier récit en prose qu’elle publie en 1955 aux éditions Seghers. Dédié à André Breton, qui le premier salua en elle une incroyable « poète-femme », ce conte loufoque met en scène une famille de paysans et Jules César, nourrice noire, vieille et méchante, dans une ambiance de déluge apocalyptique. D’une grande liberté, le ton est cru, cynique, joyeusement insolent. Joyce Mansour déploie un onirisme puissant et halluciné et manie avec férocité l’humour noir et l’érotisme cruel. Sa plume acérée fait scandale : c’est une femme qui profère ses désirs et éructe les râles de ses amours rageurs, à la manière de Sade, pire encore que celle d’Henry Miller. Entourée d’amis artistes, nombre d’entre eux illustrent ses prolifiques recueils, comme Pierre Alechinsky ou Hans Bellmer. Ce dernier réalise cinq cuivres gravés à la pointe et au burin pour Jules César, des illustrations au sens premier : les images marquent les étapes importantes de la narration – par exemple la naissance des jumeaux – dans le style précis propre à l’artiste. Les gravures retiennent également les portraits des principaux personnages du conte : en frontispice, le bûcheron sanguinaire au phallus proéminent en guise de nez, ou encore l’extraordinaire dieu-singe au sexe ébahissant, souvent repris en image de couverture des rééditions suivantes.
De toute autre nature sont les gravures qu’Hans Bellmer imagine pour Über das Marionettentheater, Sur le théâtre des marionnettes de Heinrich Von Kleist (Paris, Éditions Georges Visat, 1969). Elles relèvent davantage du commentaire et d’une véritable déclaration artistique. Écrit en 1810, cet essai devenu célèbre vante la supériorité de l’art de la marionnette. En effet, selon l’écrivain allemand, la marionnette est l’interprète parfaite, symbole de la nature humaine idéale et de la théâtralité pure : soumise aux volontés du montreur et aux lois de la pesanteur, elle est dépourvue de tous les emportements ou faiblesses du caractère humain.
L’intérêt de Bellmer pour l’essai de Kleist s’inscrit dans la lignée des affinités des surréalistes avec le romantisme allemand. Et celui pour les Poupées rejoint une autre préoccupation surréaliste : celle pour l’objet désirant (personnification érotique surréaliste d’un objet) ou la machine célibataire (machine imaginaire fabriquée avec une suggestivité érotique évidente).
Onze cuivres gravés en deux couleurs accompagnent donc l’essai de Kleist. Ils mettent en scène des assemblages de corps aux formes ovoïdes, faits de lignes et d’ellipses, aux parties fusionnées : sexe-épaule, pied-doigt, bras-jambe. Ces corps dé/re/composés au hasard et contre nature nous fascinent, au sens érotique du terme : ils nous attirent en même temps qu’ils nous paralysent. En véritable poète-anatomiste, Bellmer déroule à côté du texte ses propres images obsessionnelles et ambivalentes, des gravures impeccables à l’élégance ornementale, à la préciosité de miniatures, à la répétition maniaque.
Si pour Bellmer, comme pour Joyce Mansour, le corps est un langage, une phrase dont les éléments sont à réarticuler à l’infini, celui de la femme érotisée est un objet soumis aux caprices de sa volonté. Paradoxalement, et c’est ce qui déroute, ce corps féminin est aussi le sujet presque unique de son œuvre, souvent glorifié face au corps masculin atrophié.
… par un sujet désirant
D’une retenue ambivalente, oscillant entre l’amour violent et le désir cruel, l’érotisme va constituer chez André Masson le principe organisateur du monde, la clé de voûte de ses gravures. Pour Aragon, c’est le terrible reflet de l’âme. Il est un miroir tendu vers la vie intérieure et révèle quelque chose de l’être, fussent-elles ses parts les plus sombres : l’objet désiré répond au sujet intérieur qui désire.
Leurs visions se rencontrent dans un livre magistral : Le Con d’Irène. Selon certains, c’est l’un des plus beaux textes poétiques produits par le surréalisme. Pour beaucoup, c’est l’un des joyaux de la littérature érotique surréaliste du début du XXe siècle.
Paru en 1928 sans nom d’auteur ni d’éditeur, Le Con d’Irène est un manuscrit rescapé des flammes qui provient d’un ensemble plus vaste, La Défense de l’infini, un roman commencé par Aragon en 1923 et parti en fumée. Si Aragon refuse pendant presque trente ans la paternité de ce texte, il est réédité clandestinement à maintes reprises. En 1928, il est publié par René Bonnel avec l’aide complice de Pascal Pia, « les Castor et Pollux de l’édition clandestine de l’entre-deux-guerres » (Noël, 1983, p. 198) et enrichit d’eaux-fortes (non signées) d’André Masson. Ses gravures en noir et blanc sont, là encore, moins des illustrations du texte que la saisie d’un mouvement. L’unification, à la surface de la page, de corps se mouvant dans l’espace devient la représentation de l’énergie créatrice qui anime le monde.
Les eaux-fortes dorées et les aquatintes au sucre que Masson fournit pour Les Érophages d’André Maurois (La Passerelle, 1960) relèvent d’une autre sensualité, toute colorée cette fois, et révèlent bien l’humour dont le texte est empreint. La nouvelle relate l’histoire de navigateurs qui accostent sur une île où les habitants se nourrissent de sucs élaborés par une glande ayant la forme d’un sein, apposée sur leur bras. Autour de ces « mamelles brachiales » et de leur liquide enivrant se condensent toutes les passions de l’amour. Les explorateurs en sont dépourvus, et renvoyés à leur statut d’anormaux – d’asexuels. Ce conte fantastique aux allures de récit philosophique démontre l’importance cruciale de l’imaginaire qui cherche une manière détournée pour faire passer un message.
Au-delà du miroir
Mais l’érotisme n’est pas une fin en soi. Pour les auteurs et les artistes, il devient bientôt une extension de la matière – poétique ou (typo)graphique – qu’ils travaillent au corps. D’ordre métaphysique, il rejoint une quête métalittéraire et méta-artistique. « L’érotisme est dans la conscience de l’homme ce qui met en lui l’être en question. » C’est par ces mots que Georges Bataille renverse le paradigme (L’Érotisme, Éditions de Minuit, 1957). Dans un geste audacieux pour l’époque, voilà l’érotisme anobli.
Robert Desnos pousse à son paroxysme l’exploration de l’érotisme comme pratique de l’écriture – il parle de « physique de la poésie ». Chez lui, l’érotisme se confond avec la poésie, l’érotique est le poétique. Dans Le Bain avec Andromède paru aux éditions de Flore en 1944, l’année fatidique de son arrestation par la Gestapo et de sa déportation, l’union décrite tient plus du viol que de la fusion amoureuse. Mais la préoccupation principale de Desnos dans ce livre est d’interroger la notion même de licence, érotique autant que scripturale : jusqu’où peuvent aller la poésie et le poète dans leur liberté ? En effet, l’héroïne ovidienne, Andromède, est d’abord « en proie au monstre », puis avide d’en découdre avec lui, tout comme le poète est en lutte permanente avec l’écriture pour trouver la meilleure forme qui soit à sa poésie.
Le poème est enrichi de dix lithographies au pochoir de Félix Labisse, un peintre d’inspiration surréaliste bien qu’il n’ait jamais fait partie du groupe. Il a toutefois été soutenu avec constance et amitié par Paul Éluard, Philippe Soupault et bien sûr Robert Desnos qui lui consacre une monographie en 1945. L’activité picturale de Labisse, surnommé le « Machiavel de l’érotisme », est en plein épanouissement à cette époque. Sa production prolifique se peuple de manière décisive de figures féminines extravagantes, mi-femme mi-bête. Le peintre réutilise ces figures dans ses illustrations qui incarnent à travers des couleurs criardes l’atmosphère ambivalente du poème, à la lisière des genres, rêve/réalité, femme/animal.
C’est enfin à une réflexion totale sur le livre même qu’aboutit la quête amoureuse de la matière lumière capturée dans le photo-poème Facile. Le corps de Nusch s’y déploie avec grâce, fixé par Man Ray en photographies et célébré par Paul Éluard en poèmes.
La réalisation spectaculaire de Facile en 1935 témoigne de l’émulation de trois grands noms de l’art du livre de cette époque : Man Ray, dont les photographies sont reproduites en héliogravures, sur lesquelles Paul Éluard écrit des poèmes d’amour, le tout orchestré par une mise en page impeccable et audacieuse de Guy Lévis Mano, imprimeur-éditeur, poète-typographe. La trace lumineuse du corps de Nusch devient un sujet photographique à part entière et s’intègre au livre : il se fond dans sa structure, il orchestre et définit sa mise en page. Muse du poète, modèle du photographe, dont les contours se découpent avec grâce sur une succession de pages aux contrastes de noir et blanc, au camaïeu de gris amplifiant son mystère, Nusch incarne la figure archétypale de l’amour. La grande cohérence des éléments sur les pages, l’intégration des photographies à la disposition du texte, tantôt en noir sur blanc, tantôt en blanc sur noir, la réflexion sur la mise en espace et la typographie des poèmes, enfin la réponse du livre dans son ensemble à l’utilisation de la lumière, en font un fleuron de la modernité du livre d’artiste, un véritable chef-d’œuvre photo-littéraire du surréalisme.
Une expérience de la lumière dont Lucien Clergue se souvient assurément quand il réalise Zébrées, une série de poèmes et de photographies où le zig-zag des lumières sur les corps répondent au zozotement zélé de la langue, où l’ombre érogène dispute à la lumière ses meilleures zones, où l’horizon de la page s’ondule à l’approche des mots.
Il n’y a plus d’Enfer, profitez-en !
Pour conclure, je vous inviterai simplement, lecteurs et lectrices, spectateurs et spectatrices, à accorder une attention particulière à ces livres, à savourer l’opportunité que vous avez de les contempler, de les feuilleter, de s’extasier de leurs couleurs intactes, de s’empourprer à leur lecture et pourtant de ne pas en rougir. Car à l’instar d’un collectionneur anonyme qui tint ces propos sur l’édition clandestine, je voudrais vous demander, en regardant ces livres, de vous rappeler qu’« une pensée doit être accordée à ceux qui, dans l’ombre, ont rendu possible la réalisation [de certains de ces] livres […]. Je veux parler des éditeurs, imprimeurs, libraires et autres courtiers et colporteurs plus ou moins clandestins qui, au mépris des risques que leur faisaient courir la censure et ses agents zélés, bornés et ignorants, bravaient la loi et ses rigueurs, par appât du gain certes, mais aussi par goût de cette littérature de l’illustration qui l’accompagnait, goût de l’interdit transgressé, des palpitations qu’il engendrait et des livres bien faits. »
« Il n’y a plus de livre sous le manteau, plus d’Enfer » écrivait Philippe Sollers en 2000 quand il préfaçait Le Con d’Irène. C’est vrai. Tous les livres présentés ici ne sont pas issus de l’édition clandestine. Mais tous doivent beaucoup, de manière directe ou indirecte, à ces réseaux de l’ombre qui ont permis, à leur manière, de préparer et d’adoucir les mœurs et de rendre possible, lisible, avouable, l’amour de tels livres. C’est une chance et un plaisir de pouvoir les admirer aujourd’hui… Profitez-en !
Zoé Monti
Bibliographie :
Sarane Alexandrian, « Sexe(s) exquis sans dessus (ni) dessous : érotisme surréaliste », Mélusine, n° XXXV, 2015, p. 7-15.
Paul Ardenne, « Bellmer, oui ou non ? », Hans Bellmer. Anatomie du désir, dir. Agnès de la Beaumelle, Paris, Gallimard/Centre Pompidou, 2006.
Agnès de la Beaumelle (dir.), Hans Bellmer. Anatomie du désir, Paris, Gallimard/Centre Pompidou, 2006.
Hans Bellmer, La Petite Anatomie de l’image (1957), Paris, Allia, « Petite Collection », 2022.
Robert Benayoun, L’érotisme du surréalisme, Paris, Jean-Jacques Pauvert Éditeur, 1965.
André Breton, Manifeste du surréalisme, Paris, Édition du Sagittaire, 1924.
André Breton, L’Amour fou (1937), préface de Philippe Sollers, Paris, Mercure de France, 2000.
Margot Demarbaix, « L’art poétique de Robert Desnos : figures érotiques, figures poétiques », Fabula / Les colloques [en ligne], « Arts poétiques et arts d’aimer », 2008.
Robert Desnos, De l’érotisme : Considéré dans ses manifestations écrites et du point de vue de l’esprit moderne (1923), Paris, Gallimard, « L’imaginaire », 2013.
Robert Desnos, Félix Labisse, Paris, Sequana, 1945.
Renee Riese Hubert, Surrealism and the book, University of California Press, 1988.
Bernard Noël, L’enfer, dit-on… dessins secrets 1919-1939. Du Grand Verre de Marcel Duchamp à la Poupée de Hans Bellmer, suivi des propos d’un collectionneur sur l’édition clandestine, Paris, Herscher, 1983.
Jean Toulet, Georges Leroux, Paris, Bibliothèque Nationale/Éditions Filipacchi, 1990.